
«Jean-Louis, tiens-toi droit.» Combien de fois ai-je entendu cette phrase quand j’étais adolescent. C’est vrai, j’avais le dos rond comme un ballon. Certaines photos, prises à cette époque, me montrent plié en deux comme un petit vieux. J’ai même reçu¸ un jour comme cadeau d’anniversaire de la part d’une de mes tantes une espèce de corset correcteur. «Enfile ça, ça t’aidera». Le vêtement, porté à même la peau, se bouclait à l’avant, à hauteur de poitrine. Plus il était attaché serré, plus les épaules étaient ramenées vers l’arrière, entraînant avec elles tout le haut du corps. J’ai porté l’attirail pendant quelques semaines, mais sans grands résultats. Le corps, maintenu au garde-à-vous sous l’effet de la camisole, reprenait ses habitudes anciennes dès que celle-ci était enlevée. Car c’est par en dedans que je courbais! La peur, une peur viscérale de tous mes semblables, me faisait piquer du nez vers l’avant. On aurait dit une autruche dans les rues d’Amos. Jamais je n’oublierai ce profond malaise qui me gagnait quand, pour me rendre à l’épicerie ou au bureau de poste, il me fallait passer devant le Café Radio, où se trouvait attroupée en permanence la moitié du village. La peur répandait son venin partout dans mon corps, durcissant mes muscles, cassant ma nuque en deux, gonflant d’air ma cage thoracique à tel point que je n’arrivais plus à respirer normalement. Le rythme naturel de la vie -prendre, recevoir – était rompu. C’est comme si la mer tout à coup s’était arrêtée d’exister. J’étais comme ce chat, Amable, que j’ai eu il y a quelques années. Chaque fois que quelqu’un entrait dans la maison, il disparaissait sur la pointe des talons pour aller se cacher derrière un radiateur. Je ne rêvais que d’une chose : partir.
L’une de mes tantes – celle à la camisole de force – était ménagère de presbytère. Chaque fois qu’elle venait à la maison, elle en profitait pour nous apporter une pile de vieux journaux –La Presse, Le Soleil– auxquels son curé était abonné. Ceux-ci servaient à allumer le poêle. Comme qui dirait, ce n’était plus très frais, mais j’avais pris l’habitude, avant que les écritures ne soient jetées au feu, de parcourir la page ‘’Arts et Lettres ». Ce que j’aimais surtout, c’était les titres des pièces à l’affiche dans les différents théâtres. Attachés les uns aux autres comme les wagons d’une locomotive, ils m’entraînaient dans un monde fabuleux : L’alcade de Zalaméa, Chat en poche, Qui s’y frotte s’y pique, Le roi se meurt, Naïves hirondelles. Même les noms des différentes salles me plongeaient dans un profond ravissement…L’Égrégore, la Poudrière, le Rideau Vert, le Nouveau Monde. À Québec la Fenière, la Grenouillère. Et puis l’Estoc, où on jouait Le mal court de Jacques Audiber. «Oh comme la vie me semblait exaltante dans les villes».
Un soir, je venais d’avoir 15 ans, j’ai entendu dire que les Lévesque partaient le lendemain pour quelques jours à la ville. J’ai couru chez Mme Lévesque, elle avait été mon institutrice en 4e année, et je lui ai demandé s’ils ne m’amèneraient pas avec eux. «Bien sûr, si tes parents sont d’accord». Ma mère me trouvait bien jeune pour voler tout seul au-dessus des gratte-ciel, mais elle m’aimait.
Quand je lui ai dit les yeux pleins d’eau «Mais maman, je suis malheureux ici» elle m’a serré très fort contre elle en me disant «Va te coucher, je vais y penser. J’irai te voir tout à l’heure.» Une demi-heure plus tard, elle a poussé la porte de ma chambre «Ça va, tu peux partir, mais n’en parles pas. Si ton père le savait!» Et elle a glissé 10$ dans ma poche. Où avait-elle pris cet argent, elle qui n’avait aucune économie, devait même demander des sous à mon père quand elle avait besoin d’une paire de bas de nylon? Je n’ai jamais su! Ce matin-là, je suis parti sans regarder personne, sans même me retourner, en me jurant de ne jamais remettre les pieds dans cet enfer. Pendant des années je me suis forcé d’oublier, chassant de ma mémoire tous les souvenirs se rapportant à cette époque. Pourtant depuis quelques mois certains visages que je croyais morts et enterrés, sur lesquels je croyais avoir fait une croix une fois pour toutes, reviennent me visiter la nuit, dans mon sommeil, amenant avec eux tout un cortège d’émotions. Mon père, nos voisins, mes professeurs, les élèves du Séminaire d’Amos jouant au ballon dans la cour pendant que moi, cloué à un mur, peureux comme Amable, j’attendais que la cloche sonne la fin de la récréation pour que je puisse respirer enfin. Et puis il y a ce dos vouté, tordu comme un pommier, qui s’est mis à faire mal ces derniers temps, à hurler. Cela me crève le coeur de penser que pendant des années, ces années qu’on dit les meilleures, l’enfance, l’adolescence – j’ai été en retrait, regardant la vie de loin sans y toucher… le marchand de légumes qui promène son chariot de maison en maison, le curé du village qui berce son bréviaire sur son balcon, les garçons qui appellent les filles et les filles qui leur répondent, les mamans et les papas qui se caressent avec tellement d’appétit que ça donne envie d’essayer à son tour, les vieux qui se tiennent serrés comme les racines d’un arbre centenaire. Et moi dans tout ça? J’aurais aimé moi aussi prendre ma place dans la vie, passer au salon après le souper et me faire aller la margoulette.
Oh vous ai-je dit? Depuis quelque temps je vais en physiothérapie, chez la Marie-José. Sur sa plaque, c’est écrit : «Marie-José Richard, physiothérapeute, Méthode Mézières»*. Allongé sur son tapis bleu nuages, elle me fait faire, la Marie-José, des exercices afin d’étirer ce qui a été écrasé, allonger la colonne vertébrale, grandir, grandir, et grandir encore. Vous devriez voir ça ce dos-là. Ça commence à être beau, beau, beau. On dirait que mon corps, après avoir longtemps dormi, rouvre les yeux à nouveau. Fini la camisole de force. C’est par en dedans que je courbais, c’est par en dedans que je me relève! Tiens, ça me dit d’aller faire un petit tour à Amos, passer devant le Café Radio, même y entrer…Promis, j’vous écris!
* Note de la personne citée : Aujourd’hui en 2021, dans la même lignée, c’est écrit «Marie-José Richard, physiothérapeute, Rééducation Posturale Globale».
Tiré de «Montréal ce mois-ci», chronique «Pulsions» septembre 1985.